Je pense souvent à Payetonprecaire. A ce que je pourrais écrire, aux sujets que je pourrais aborder, à ce qui pourrait interesser ceux qui nous lisent. Parfois, je n’ai pas d’idées. Alors je laisse passer plusieurs jours sans rien poster. Et parfois, j’ai des fulgurences. Pas forcément géniales, mais d’un coup, le clavier me démange, alors j’écris, puis je poste.
Mais ce matin, Tris m’a prise de court. Elle m’a volé ma thématique. Tout ça parce qu’elle a lu le Parisien et qu’elle a eu très envie de partager avec vous ce qu’elle en avait pensé. Je suis évidemment très contente qu’elle l’ait fait. D’autant que son article a soulevé grand nombre de réflexions, de personnes qui étaient d’accord avec ce qu’elle a voulu exprimer et d’autres non. Des réactions pertinentes et argumentées, et d’autres non. Enfin peu importe la qualité et la pertinence des réactions puisque ce qui importe au final, c’est qu’on donne notre avis, et qu’on y réfléchisse.
Voilà, cette histoire de Malaury Nataf m’a fait réfléchir, et m’a donné envie de revenir sur l’article que je voulais écrire, et sur les raisons pour lesquelles je voulais l’écrire.
Depuis que j’ai signé mon modeste CDD qui me permet tout de même d’avoir quatre chiffres sur mon relevé de comptes au moins quelques jours par mois, je me rend au travail en bus. Et depuis quelques temps, un des arrêts desservis par le 21 est occupé. J’ai plutôt envie de dire “habité”. En effet, un homme y vit. Il y a entreposé de nombreux sacs et cartons, tous pleins. Il y a empilé les couvertures élimées et les couettes déchirées. Il a tendu des bâches pour se protéger du vent. Cet arrêt de bus est devenu sa maison.
Je n’avais jamais vu cet homme avant. Pourtant, c’est une route que j’ai souvent empruntée. Maintenant, tous les matins, je redoute d’arriver à cet arrêt. Je redoute de le voir, ce qui voudrait dire que sa situation n’a pas changé, qu’il a encore passé la nuit dehors. Je redoute aussi de ne pas le voir, j’aurais trop peur d’affronter ce que son absence signifie. Je redoute de croiser son regard, parce que je redoute ce qu’il peut me renvoyer. Tous les matins, un affreux sentiment de culpabilité m’assaille. Cet homme est dehors, seul. Il a dû affronter de terribles épreuves pour se retrouver là. On l’a abandonné, et moi je le regarde, bien au chaud dans le bus qui me mène au travail, et je me contente d’avoir la gorge qui se serre. Je culpabilise de le plaindre: c’est marrant cette faculté de penser à ceux qui sont comme l’homme de l’arrêt de bus uniquement quand il fait froid, ou quand une ex-star d’AB production avoue être SDF. C’est marrant de voir à quel point il est facile d’y penser alors que les températures sont largement en dessous de zéro. C’est facile d’avoir une boule dans le ventre en pensant à ceux qui n’ont pas de toit quand on est soi même bien au chaud chez soi.
Vous pouvez légitimement penser que je pourrais faire quelque chose. A mon échelle, j’essaie d’agir comme je peux: je donne les vêtements dont je ne veux plus à des friperies sociales (celles qui m’habillent quand moi même je suis dans la grande dèche), et quand je peux, j’achète des petits pois en conserve et des paquets de café pour les restos du coeur ou la banque alimentaire (même s’il n’y a pas si longtemps, j’ai envisagé d’aller y chercher mes repas). Je pourrais aussi appeler le 115. Mais ça, je ne le ferai plus. Oui, je l’ai déjà fait. A la demande d’un sans-abris, un étranger, qui m’a demandé de les appeler pour lui. Il avait faim, besoin d’une douche et d’un endroit ou dormir. Il avait aussi besoin de solidarité et de soutien. J’ai appelé, et la première chose que m’a demandé le standard, c’était si la personne était française. J’ai répondu que je ne comprenais pas l’intérêt ni le sens de cette question. Un homme en détresse n’a pas de nationalité. Enfin, pas pour moi; pour le SAMU Social, oui. Ils m’ont demandé d’aller lui demander ses papiers. “Je suis pas flic” ai-je répondu, avant d’ajouter “et s’il n’est pas français ce monsieur, s’il n’a pas de papiers, ça veut donc dire qu’il est moins légitime pour lui d’avoir un truc à se mettre dans le ventre?”. Apparemment, oui, puisqu’on m’a alors dit que s’il n’avait pas de papiers, il irait en cellule de dégrisement, sans passer par la case foyer. Pour conclure la conversation, j’ai refusé de dire ou j’étais, pour ne pas que des flics viennent embarquer par ma faute un homme qui m’a demandé un service vital. J’ai expliqué au sans-abri la conversation que je venais d’avoir avec le SAMU social. J’ai vu la panique décolorer son visage. J’ai à peine eu le temps de lui donner ce que j’avais dans mon porte monnaie, il a détalé comme un lapin.
Je ne veux plus prendre cette responsabilité. Je ne sais pas qui est cet homme, je ne connais pas son histoire. Je ne sais pas ce qui l’a conduit à son arrêt de bus. Je ne sais pas ce qu’il trimballe dans ses sacs. Je n’ai aucun droit de le juger, ni de décider pour lui. J’ai peur que si j’appelle quelqu’un, ils le dépouillent de tout ce qu’il a au nom d’une seule nuit et d’un seul bol de soupe. Mais en même temps, j’ai peur que si je ne fais rien, une rafale de vent glacée l’emporte vers son terminus.
Cet homme n’a pas de nom. Je ne connaîtrais jamais son histoire. Personne ne la connaîtra jamais. Il ne frappera jamais à la porte qu’un quotidien national. Il ne sera reçu par aucun journaliste. Son parcours ne fera jamais le tour du web. Aucun producteur de télévision ne pourra lui apporter son soutien. Il est également peu probable qu’une association vienne lui proposer une solution d’hébergement d’urgence. Personne ne saura si oui ou non ses ongles sont entretenus et si son jean est à sa taille. Agnes Soral et Gérard Depardieu ne lui tendront pas la main. Cette nuit, il sera dehors, seul. Pourtant, le mal-logement, c’est lui. La précarité, c’est lui. Les failles de notre société, c’est lui. Celui qui devrait créer le buzz, et provoquer des réactions, c’est lui.
Tris
3 février 2012
T’as failli me faire pleurer au bureau en plein open-space espèce de connasse 😉
(Mais je t’aime toujours)
🙂
Almira Gulsh
3 février 2012
C’est toi la connasse 🙂 (bisou mouillé)
Shane
3 février 2012
Putain cette histoire de samu social et de nationalité, jamais j’aurai imaginé un truc pareil…
Almira Gulsh
3 février 2012
et pourtant…
Agnès
4 février 2012
Yep, pareil : nous vivons vraiment des temps répugnants!
Laure
3 février 2012
Je suis choquée de la réaction du SAMU social! Très bel article: à la fois bouleversant et révoltant!
erhbd
4 février 2012
voilà voilà.
le système n’est pas ton pote, padawan précaire…
(de même que ton assistante sociale n’est absolument pas là pour t’aide,r de même que ton conseiller popol emploi n’est pas là pour te faire avancer, etc etc…)
dav
4 février 2012
moi ce que je me demande c’est est-ce qu’on reverra Mallaury Nataf nue ?
marionrose
4 février 2012
Trés bel article, malheureusement criant de vérité. J’ai travaillé dans le domaine du « social » et je n’y ai pas tenu plus de 2 ans devant tant d’inhumanité et d’injustice.
tungstene
4 février 2012
un arrêt de bus?
Près du Père Lachaise pendant plus d’1 an un homme a vécu, je dis bien vécu dans une cabine téléphonique!!!Lorsque l’on voit la prétention de certaines tombes de son proche voisinage ça laisse rêveur…
Et pourtant dans l’amoncellement de son bazar, dans la dite cabine, on pouvait voir des livres, ultime affirmation que l’on ne l’avait pas encore réussit à le remmener à un statut de bête.
erhbd
4 février 2012
hé almira, t’es sur rézo ma poule!
congrats!
^^
Almira Gulsh
5 février 2012
gné??
donde?
LE LIEN LE LIEN
Samuel
4 février 2012
Étrange, cette histoire de SAMU social et de nationalité. C’était quand ?
A priori, les agents ne demandent pas ce genre de trucs. Il y a eu un court moment, l’hiver dernier, où un préfet ou un ministre avait voulu instaurer ce type de « préférence nationale ». Ça avait provoqué un tollé et l’idée avait été abandonnée. Depuis, personne n’est sensé demander ses papiers à un sans-abris pour un hébergement d’urgence.
Almira Gulsh
9 février 2012
(même punition et même réponse que pour le com de Uzuk)
Uzuk
5 février 2012
Ça me semble quand même un peu étrange, ce passage de l’appel au 115. Bref, une info que je vais tenter de recouper.
Almira Gulsh
9 février 2012
ton com était passé en indésirables… d’ou ma réponse tardive!
c’était à marseille, en 2010 je crois… (je ne me rappelle plus précisément). Par contre je peux jurer sur la tête de Claude Guéant (comment ça on va pas y croire?) que le standard m’a demandé les papiers de l’homme pour qui j’appelais. Est ce une erreur de la standardiste? une réponse à des directives? Je pense que je saurais jamais. Mais chat échaudé craint l’eau froide. Je ne les appellerai plus. Je préfère me tourner vers d’autres structures, plus humaines.
erhbd
6 février 2012
rézo. portail informatif « des copains » :
http://rezo.net/
(t’es référencée sur les choses à lire du 4 février. congrats. c’est pas tout le monde. laule)
jib
6 février 2012
Si tu veux un truc à faire, je sais pas où t’habites, mais trouves le numéro du standard de la croix-rouge et signales-leur ton type. Ils tournent la nuit dans toutes les grandes villes, ils ont toujours des trucs à bouffer, des renseignements, quelques places réservées dans des accueils de nuit… Et je te jure qu’ils ne demandent pas de papiers, eux.