Le Marronier

Posted on 3 février 2012 par

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Je pense souvent à Payetonprecaire. A ce que je pourrais écrire, aux sujets que je pourrais aborder, à ce qui pourrait interesser ceux qui nous lisent. Parfois, je n’ai pas d’idées. Alors je laisse passer plusieurs jours sans rien poster. Et parfois, j’ai des fulgurences. Pas forcément géniales, mais d’un coup, le clavier me démange, alors j’écris, puis je poste.

Mais ce matin, Tris m’a prise de court. Elle m’a volé ma thématique. Tout ça parce qu’elle a lu le Parisien et qu’elle a eu très envie de partager avec vous ce qu’elle en avait pensé. Je suis évidemment très contente qu’elle l’ait fait. D’autant que son article a soulevé grand nombre de réflexions, de personnes qui étaient d’accord avec ce qu’elle a voulu exprimer et d’autres non. Des réactions pertinentes et argumentées, et d’autres non. Enfin peu importe la qualité et la pertinence des réactions puisque ce qui importe au final, c’est qu’on donne notre avis, et qu’on y réfléchisse.

Voilà, cette histoire de Malaury Nataf m’a fait réfléchir, et m’a donné envie de revenir sur l’article que je voulais écrire, et sur les raisons pour lesquelles je voulais l’écrire.

Depuis que j’ai signé mon modeste CDD qui me permet tout de même d’avoir quatre chiffres sur mon relevé de comptes au moins quelques jours par mois, je me rend au travail en bus. Et depuis quelques temps, un des arrêts desservis par le 21 est occupé. J’ai plutôt envie de dire “habité”. En effet, un homme y vit. Il y a entreposé de nombreux sacs et cartons, tous pleins. Il y a empilé les couvertures élimées et les couettes déchirées. Il a tendu des bâches pour se protéger du vent. Cet arrêt de bus est devenu sa maison.

Je n’avais jamais vu cet homme avant. Pourtant, c’est une route que j’ai souvent empruntée. Maintenant, tous les matins, je redoute d’arriver à cet arrêt. Je redoute de le voir, ce qui voudrait dire que sa situation n’a pas changé, qu’il a encore passé la nuit dehors. Je redoute aussi de ne pas le voir, j’aurais trop peur d’affronter ce que son absence signifie. Je redoute de croiser son regard, parce que je redoute ce qu’il peut me renvoyer. Tous les matins, un affreux sentiment de culpabilité m’assaille. Cet homme est dehors, seul. Il a dû affronter de terribles épreuves pour se retrouver là. On l’a abandonné, et moi je le regarde, bien au chaud dans le bus qui me mène au travail, et je me contente d’avoir la gorge qui se serre. Je culpabilise de le plaindre: c’est marrant cette faculté de penser à ceux qui sont comme l’homme de l’arrêt de bus uniquement quand il fait froid, ou quand une ex-star d’AB production avoue être SDF. C’est marrant de voir à quel point il est facile d’y penser alors que les températures sont largement en dessous de zéro. C’est facile d’avoir une boule dans le ventre en pensant à ceux qui n’ont pas de toit quand on est soi même bien au chaud chez soi.

Vous pouvez légitimement penser que je pourrais faire quelque chose. A mon échelle, j’essaie d’agir comme je peux: je donne les vêtements dont je ne veux plus à des friperies sociales (celles qui m’habillent quand moi même je suis dans la grande dèche), et quand je peux, j’achète des petits pois en conserve et des paquets de café pour les restos du coeur ou la banque alimentaire (même s’il n’y a pas si longtemps, j’ai envisagé d’aller y chercher mes repas). Je pourrais aussi appeler le 115. Mais ça, je ne le ferai plus. Oui, je l’ai déjà fait. A la demande d’un sans-abris, un étranger, qui m’a demandé de les appeler pour lui. Il avait faim, besoin d’une douche et d’un endroit ou dormir. Il avait aussi besoin de solidarité et de soutien. J’ai appelé, et la première chose que m’a demandé le standard, c’était si la personne était française. J’ai répondu que je ne comprenais pas l’intérêt ni le sens de cette question. Un homme en détresse n’a pas de nationalité. Enfin, pas pour moi; pour le SAMU Social, oui. Ils m’ont demandé d’aller lui demander ses papiers. “Je suis pas flic” ai-je répondu, avant d’ajouter “et s’il n’est pas français ce monsieur, s’il n’a pas de papiers, ça veut donc dire qu’il est moins légitime pour lui d’avoir un truc à se mettre dans le ventre?”. Apparemment, oui, puisqu’on m’a alors dit que s’il n’avait pas de papiers, il irait en cellule de dégrisement, sans passer par la case foyer. Pour conclure la conversation, j’ai refusé de dire ou j’étais, pour ne pas que des flics viennent embarquer par ma faute un homme qui m’a demandé un service vital. J’ai expliqué au sans-abri la conversation que je venais d’avoir avec le SAMU social. J’ai vu la panique décolorer son visage. J’ai à peine eu le temps de lui donner ce que j’avais dans mon porte monnaie, il a détalé comme un lapin.

Je ne veux plus prendre cette responsabilité. Je ne sais pas qui est cet homme, je ne connais pas son histoire. Je ne sais pas ce qui l’a conduit à son arrêt de bus. Je ne sais pas ce qu’il trimballe dans ses sacs. Je n’ai aucun droit de le juger, ni de décider pour lui. J’ai peur que si j’appelle quelqu’un, ils le dépouillent de tout ce qu’il a au nom d’une seule nuit et d’un seul bol de soupe. Mais en même temps, j’ai peur que si je ne fais rien, une rafale de vent glacée l’emporte vers son terminus.

Cet homme n’a pas de nom. Je ne connaîtrais jamais son histoire. Personne ne la connaîtra jamais. Il ne frappera jamais à la porte qu’un quotidien national. Il ne sera reçu par aucun journaliste. Son parcours ne fera jamais le tour du web. Aucun producteur de télévision ne pourra lui apporter son soutien. Il est également peu probable qu’une association vienne lui proposer une solution d’hébergement d’urgence. Personne ne saura si oui ou non ses ongles sont entretenus et si son jean est à sa taille. Agnes Soral et Gérard Depardieu ne lui tendront pas la main. Cette nuit, il sera dehors, seul. Pourtant, le mal-logement, c’est lui. La précarité, c’est lui. Les failles de notre société, c’est lui. Celui qui devrait créer le buzz, et provoquer des réactions, c’est lui.

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