Faut il regretter ses choix? #2

Posted on 18 janvier 2012 par

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La pause café du matin est souvent propice à la discussion. L’autre matin par exemple, je n’avais pas très envie de parler de chirurgie abdominale (sujet que j’avais pourtant moi-même lancé), j’ai préféré parler de mon intégration dans mon nouveau lieu de travail. C’est comme ça que la question qui tue est tombée avec fracas sur la cafetière:

– Mais sinon, t’as quoi toi comme formation à la base?

– Moi? Ben, euh… un master en masturbation intellectuelle.

– Ah, ça a l’air intéressant ça!

– Ça l’est. J’adore la branlette. Du cerveau.

– Mais y’a des débouchés?

– Ma présence ici à tes côtés devrait suffire comme réponse, tu ne trouves pas?

– Ouais, c’est vrai. Mais tu le savais que ce serait autant le caca pour trouver un boulot dans ta branche?

– Oh, ben tu sais, je suis pas née de la dernière pluie. Même si mes profs ont passé cinq ans à me rabâcher que le monde du travail me déroulerait le tapis rouge une fois mon diplôme en poche, et que le monde du travail me jetterai des billets de 500 euros pour m’appâter, je me doutais bien que c’était de la poudre aux yeux. J’ai bien saisi qu’on vivait dans un pays ou la branlette, quand elle est intellectuelle, ne payait pas.

– Mais alors, pourquoi t’as choisi cette formation alors?

– Tu sais, si c’était à refaire, je ferais pire.

– Bah, au pire, tu pourras toujours passer des concours…

Cette anodine conversation autour d’un café aux relents de humus (c’est très fort de faire un petit noir avec un goût de terreau, ça fait partie de mes talents cachés) soulève pas mal de questions.

"dire que j'aurais pu faire ma formation de sexeur de poulets"

Elle m’a fait réfléchir au fait que si aujourd’hui on me demande ce que je veux faire comme métier, je serais incapable de répondre. La dernière fois que j’ai su ce que je voulais faire comme métier, je devais avoir 9 ans, et j’hésitais entre travailler à Auchan en patins à roulettes, devenir femme de ménage (j’avais eu un aspirateur à noël; je ne sais plus qui me l’avais offert, mais si je le choppe, je l’assomme avec une pelle), ou devenir maîtresse d’école. Des vrais métiers de filles, dont je faisais l’expérience quotidiennement. Aujourd’hui, à moins d’être boulanger, maçon ou dentiste, je trouve la notion de “métier” complètement obsolète. Je n’ai jamais choisi mon cursus universitaire en fonction d’un métier que je voudrais faire. J’ai toujours raisonné en termes de compétences que je pourrais acquérir, de thématiques qui me passionnent, de réflexions qui m’attirent. J’avais la sensation que ce que j’apprenais pouvait être utile à la société. Et au final, le travail, c’est ça non ? être utile à la société en gagnant de l’argent ? Ce qui m’a valu tout au long de mes études des dizaines d’interrogatoires paniqués des membres de ma famille qui me demandaient “mais avec tout ça, tu vas faire QUOI?”. Avec le recul, évidemment, ils n’avaient pas tout à fait tort. Mais je le redis, si c’était à refaire, je ferais pire (pire voulant dire choisir la formation qui me faisait vraiment vibrer, mais flipper en raison de l’absence quasi absolue de débouchés et d’une sélection draconienne pour l’intégrer).

Du coup, j’ai réfléchi à l’article de Clothilde. Je me suis demandé si au fond, je ne regrettais pas un peu mon choix et les sacrifices qui en découlent encore aujourd’hui. En fait, je n’ai pas réfléchi bien longtemps. La réponse est évidente. Bien sûr que je ne regrette pas mon choix ! Au contraire, j’aurais même tendance à le revendiquer. Et si on me demande mon avis, j’aurais tendance à fortement déconseiller à ceux qui me posent la question de choisir leur avenir en fonction uniquement des débouchés. Et ce tout simplement parce que ce qu’on apprend, les compétences qu’on acquiert, nos savoirs et nos savoir-faires sont constitutifs de ce que nous sommes. Et si j’avais fait le choix de faire un BTS Banque, certes, j’aurais peut être moins galéré (encore que). Mais j’aurais nié une grosse part de moi-même : celle qui overkiffe la masturbation intellectuelle et qui garde dans un coin le vivace espoir de pouvoir gagner sa croute avec. Alors, certes, je me suis éloigné de mon domaine de prédilection. Mais au moins, le matin, quand je me regarde dans la glace, après avoir constaté que c’est pas humain d’être bouffie à ce point, je sais que j’ai fait ce qu’il fallait.

J’ai également réfléchi à la conclusion de la conversation : « au pire tu pourras toujours passer des concours ». Cette réflexion n’est pas surprenante, vu que je travaille dans le public, et que mes collègues sont soit titulaires, soit CDIsés, soit vendraient leur mère pour l’être. Mais passer les concours, est ce vraiment une solution ? Primo, il n’existe pas de concours qui m’excite vraiment, vu que j’ai renoncé à devenir prof ou instit le jour où j’ai compris que plus ça allait, plus les métiers de l’enseignement se rapprochaient du métier de gardien de troupeau. Alors certes, il existe des concours qui se rapprochent vaguement de ce que je suis capable de faire, mais la concurrence est rude. Il y a peu de chances que j’arrive à avoir le concours correspondant à mon niveau de diplômes. Et au-delà de ça, l’administratif (puisque c’est de ça dont il s’agit), ça ne me fait pas rêver. J’ai besoin de créativité, d’aventure, de spontanéité. Et ce que ma petite expérience de  quelques mois m’a bien appris, c’est que ça, dans le public, ça n’existe pas. Or, je ne suis pas prête à sacrifier ce rêve pour la sacro sainte sécurité de l’emploi.

Alors oui, je suis précaire parce que je me suis jeté dans la gueule du loup. Aujourd’hui, j’ai fait une croix provisoire sur ce que j’attends vraiment de ma vie professionnelle. J’ai même le culot de dire que la sécurité de l’emploi n’est pas ma priorité. Je continue en plus de ça de dire que ma situation et celle de ceux de ma race est profondément injuste et qu’on ne la mérite pas. J’estime que le problème ne vient pas de moi mais d’une société qui ne fonctionne qu’en terme de fric, qui hurle son modernisme en faisant miroiter aux jeunes un avenir riche (et pas qu’en argent) pour ne leur offrir que la détresse, la dévalorisation et l’abandon d’un autre siècle en bout de course. Et pour couronner le tout, je revendique chacun de mes choix. Je revendique de faire partie de ce que certains appellent « cancer » de la société. Et je continuerais à faire de ça une fierté jusqu’à ce qu’enfin on puisse nous offrir ce qu’on nous a promis.

 

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