La pause café du matin est souvent propice à la discussion. L’autre matin par exemple, je n’avais pas très envie de parler de chirurgie abdominale (sujet que j’avais pourtant moi-même lancé), j’ai préféré parler de mon intégration dans mon nouveau lieu de travail. C’est comme ça que la question qui tue est tombée avec fracas sur la cafetière:
– Mais sinon, t’as quoi toi comme formation à la base?
– Moi? Ben, euh… un master en masturbation intellectuelle.
– Ah, ça a l’air intéressant ça!
– Ça l’est. J’adore la branlette. Du cerveau.
– Mais y’a des débouchés?
– Ma présence ici à tes côtés devrait suffire comme réponse, tu ne trouves pas?
– Ouais, c’est vrai. Mais tu le savais que ce serait autant le caca pour trouver un boulot dans ta branche?
– Oh, ben tu sais, je suis pas née de la dernière pluie. Même si mes profs ont passé cinq ans à me rabâcher que le monde du travail me déroulerait le tapis rouge une fois mon diplôme en poche, et que le monde du travail me jetterai des billets de 500 euros pour m’appâter, je me doutais bien que c’était de la poudre aux yeux. J’ai bien saisi qu’on vivait dans un pays ou la branlette, quand elle est intellectuelle, ne payait pas.
– Mais alors, pourquoi t’as choisi cette formation alors?
– Tu sais, si c’était à refaire, je ferais pire.
– Bah, au pire, tu pourras toujours passer des concours…
Cette anodine conversation autour d’un café aux relents de humus (c’est très fort de faire un petit noir avec un goût de terreau, ça fait partie de mes talents cachés) soulève pas mal de questions.
Elle m’a fait réfléchir au fait que si aujourd’hui on me demande ce que je veux faire comme métier, je serais incapable de répondre. La dernière fois que j’ai su ce que je voulais faire comme métier, je devais avoir 9 ans, et j’hésitais entre travailler à Auchan en patins à roulettes, devenir femme de ménage (j’avais eu un aspirateur à noël; je ne sais plus qui me l’avais offert, mais si je le choppe, je l’assomme avec une pelle), ou devenir maîtresse d’école. Des vrais métiers de filles, dont je faisais l’expérience quotidiennement. Aujourd’hui, à moins d’être boulanger, maçon ou dentiste, je trouve la notion de “métier” complètement obsolète. Je n’ai jamais choisi mon cursus universitaire en fonction d’un métier que je voudrais faire. J’ai toujours raisonné en termes de compétences que je pourrais acquérir, de thématiques qui me passionnent, de réflexions qui m’attirent. J’avais la sensation que ce que j’apprenais pouvait être utile à la société. Et au final, le travail, c’est ça non ? être utile à la société en gagnant de l’argent ? Ce qui m’a valu tout au long de mes études des dizaines d’interrogatoires paniqués des membres de ma famille qui me demandaient “mais avec tout ça, tu vas faire QUOI?”. Avec le recul, évidemment, ils n’avaient pas tout à fait tort. Mais je le redis, si c’était à refaire, je ferais pire (pire voulant dire choisir la formation qui me faisait vraiment vibrer, mais flipper en raison de l’absence quasi absolue de débouchés et d’une sélection draconienne pour l’intégrer).
Du coup, j’ai réfléchi à l’article de Clothilde. Je me suis demandé si au fond, je ne regrettais pas un peu mon choix et les sacrifices qui en découlent encore aujourd’hui. En fait, je n’ai pas réfléchi bien longtemps. La réponse est évidente. Bien sûr que je ne regrette pas mon choix ! Au contraire, j’aurais même tendance à le revendiquer. Et si on me demande mon avis, j’aurais tendance à fortement déconseiller à ceux qui me posent la question de choisir leur avenir en fonction uniquement des débouchés. Et ce tout simplement parce que ce qu’on apprend, les compétences qu’on acquiert, nos savoirs et nos savoir-faires sont constitutifs de ce que nous sommes. Et si j’avais fait le choix de faire un BTS Banque, certes, j’aurais peut être moins galéré (encore que). Mais j’aurais nié une grosse part de moi-même : celle qui overkiffe la masturbation intellectuelle et qui garde dans un coin le vivace espoir de pouvoir gagner sa croute avec. Alors, certes, je me suis éloigné de mon domaine de prédilection. Mais au moins, le matin, quand je me regarde dans la glace, après avoir constaté que c’est pas humain d’être bouffie à ce point, je sais que j’ai fait ce qu’il fallait.
J’ai également réfléchi à la conclusion de la conversation : « au pire tu pourras toujours passer des concours ». Cette réflexion n’est pas surprenante, vu que je travaille dans le public, et que mes collègues sont soit titulaires, soit CDIsés, soit vendraient leur mère pour l’être. Mais passer les concours, est ce vraiment une solution ? Primo, il n’existe pas de concours qui m’excite vraiment, vu que j’ai renoncé à devenir prof ou instit le jour où j’ai compris que plus ça allait, plus les métiers de l’enseignement se rapprochaient du métier de gardien de troupeau. Alors certes, il existe des concours qui se rapprochent vaguement de ce que je suis capable de faire, mais la concurrence est rude. Il y a peu de chances que j’arrive à avoir le concours correspondant à mon niveau de diplômes. Et au-delà de ça, l’administratif (puisque c’est de ça dont il s’agit), ça ne me fait pas rêver. J’ai besoin de créativité, d’aventure, de spontanéité. Et ce que ma petite expérience de quelques mois m’a bien appris, c’est que ça, dans le public, ça n’existe pas. Or, je ne suis pas prête à sacrifier ce rêve pour la sacro sainte sécurité de l’emploi.
Alors oui, je suis précaire parce que je me suis jeté dans la gueule du loup. Aujourd’hui, j’ai fait une croix provisoire sur ce que j’attends vraiment de ma vie professionnelle. J’ai même le culot de dire que la sécurité de l’emploi n’est pas ma priorité. Je continue en plus de ça de dire que ma situation et celle de ceux de ma race est profondément injuste et qu’on ne la mérite pas. J’estime que le problème ne vient pas de moi mais d’une société qui ne fonctionne qu’en terme de fric, qui hurle son modernisme en faisant miroiter aux jeunes un avenir riche (et pas qu’en argent) pour ne leur offrir que la détresse, la dévalorisation et l’abandon d’un autre siècle en bout de course. Et pour couronner le tout, je revendique chacun de mes choix. Je revendique de faire partie de ce que certains appellent « cancer » de la société. Et je continuerais à faire de ça une fierté jusqu’à ce qu’enfin on puisse nous offrir ce qu’on nous a promis.
erhbd
18 janvier 2012
http://revenu.garanti.free.fr/index.php?title=Accueil
voilà qui répondrait à tes attentes et te laisserait être utile au monde et l’habiter de la manière dont tu le souhaites.
^^
(si la question est est-ce-qu’on la fera taire celle là un jour avec son revenu garanti, la réponse est non, n’essayez même pas, je le veux pour l’ensemble de la planète et pour avant hier, même)
(on se refait pas mes pauvres padawans. laule)
murielle
18 janvier 2012
Très bien écrit! Et ton dernier paragraphe est parfait. D’autant qu’il a une résonnance particulière avec ma vie.
Charlotte
18 janvier 2012
J’essaie de trouver un article à te pondre pour ce blog et je lis ce que tu écris… Que dire de plus, je pense tout pareil.
Du coup, je raye ça de ma liste « idée pour ma participation à Paye ton précaire » et je vais chercher d’autres choses à dire. 🙂
Almira Gulsh
19 janvier 2012
Oh, on pourrait en rajouter des tartines sur la merveilleuse formation qu’on a faite toutes les deux, soit disant la meilleure du système solaire, et le fait que les seuls qui s’en sortent à peu près (et dont tu fais partie) se sont tout simplement reconvertis!
ennA
18 janvier 2012
Rhaaa làlala, cette question de passer les concours comme si c’était la seule possibilité de sortir de la précarité, un remède miracle pour trouver du boulot. Le service public: la solution à tous les problèmes! Bien que le service public ait de moins en moins de sous et que la plupart des contrats qu’il propose sont des contrats aidés.
Pour ma part, j’ai très vite su ce que je voulais faire. Cela ne m’a pas empêchée de faire de longues études qui m’ont apporté beaucoup en termes de connaissances, de savoir-faire, d’ouverture d’esprit. Après avec le recul, j’aurai pu faire des études plus courtes pour le même métier que j’exerce aujourd’hui.
Almira Gulsh
19 janvier 2012
pour en revenir aux concours, personne ne te dit VRAIMENT ce que c’est que le public: primes dûes mais oubliées, évolution très limitée pour ne pas dire inexistante, salaires ridicules, gros égos des catégories A, CDIsations plutôt que titularisations (la belle arnaque: les inconvénients du privé et du public réunis dans le même contrat, sans les avantages), et cette manie de recruter des C (pas de bac) qui sont à Bac+5…
GéoClab
19 janvier 2012
Et j’en rajoute en disant : « on dirait moi ! »
Hélène
20 janvier 2012
Moi je trouve que c’est presque de la résistance de penser sa vie professionnelle en fonction de ses goûts intellectuels et non d’une soi-disant efficacité (même pas prouvée en plus).
Quant on voit les efforts déployés au plus haut niveau pour décrédibiliser les études générales (avec des messages du type « la culture, c’est chiant » ou l »écologie ça commence à bien faire »), ou la volonté de faire de l’école un très long BTS Banque (l’histoire ou la philosophie en terminale: mais pour quoi faire!?), ça incite à la plus grande prudence.
On ne m’enlèvera pas de l’idée que la vie ça sert aussi à s’améliorer, à développer ses connaissances (de soi, du monde). A vivre comme un être humain en somme. Pas seulement comme un outil au service d’un patron.
ça me fait penser (je m’égare un peu) à la fameuse série des années 80: « V », où des extra terrestres prennent contrôle de la terre. Au début des années 80, on imaginait encore que la première cible de ces extra terrestres ce seraient les « scientifiques ». Quand ils débarquent, les petits hommes verts kidnappent illico les grands scientifiques de notre monde. Aujourd’hui, je doute qu’ils feraient le même choix. Ils prendraient sans doute le contrôle de TF1 😦
Jo
21 janvier 2012
Je dirais que choisir un métier selon les débouchés est une fausse bonne idée. On en sait pas de quoi l’avenir est fait, après tout. Mon ami, qui enseigne l’informatique à l’université, en sait quelque chose. On a formé des tas d’informaticiens pour passer le cap du bug de l’an 2000. Ils ont eu du boulot, mais maintenant ils sont trop par rapport à la demande.
Que sait-on de ce qu’il se passera dans 5 ans ? Savait-on il y a 5 ans que de nouveaux métiers apparaîtraient (comme dans le web) et d’autres disparaîtraient ? Bien sûr que non ! Et puis choisir un métier selon ce que propose le marché du travail, c’est d’un ennui ! Il faut étudier ce qu’on aime pour exercer dans la branche qu’on aime, épissétou.
On me l’a posée cette fichue question : « à quoi ça sert ? « . Même les gens de ma promo me demandaient sur mon cursus en licence à quoi il servait. Soit je répondais et ils ne comprenaient pas, soit je ne disais rien et c’était mieux ainsi. Je me refuse de bachoter pour des concours, j’ai plus envie d’avaler des conneries et de disserter sur des textes. Pis comme dit dans l’article, trop de gens aux concours pour peu d’élus. Alors… Les salaires de la fonction publique sont faibles, l’évolution restreinte et les conditions de travail pas meilleures que dans le privé. Sécurité de l’emploi ? Plus maintenant, paraît-il.
Soyons libres, aimons ce que nous étudions. La société a besoin de personnes bien formées, intelligentes et qui savent ce qu’est la réflexion. Pas que de personnes formatées.
Aurelie
11 février 2012
Comme beaucoup d’autres, je me retrouve dans ton article. Etudes de lettres mais tentée par des études d’arts plastiques. Essaie de travailler dans le public qui malgré mes compétences et un concours validé, continue de me proposer des fucking congés mater.
J’aime beaucoup le blog, et j’aurais aussi beaucoup besoin d’écrire sur ma précarité. Mais je ne sais pas si ma pierre apportera vraiment quelque chose à l’édifice. En attendant de décider, je vais continuer de le parcourir.
Almira Gulsh
12 février 2012
bien sûr que ta pierre ajoute à l’édifice. ne serait-ce que pour pouvoir partager ton expérience, permettre à ceux qui te liront et qui sont dans une situation similaire qu’ils ne sont pas seuls, et faire connaître TA précarité aux autres… Et vider son sac, c’est thérapeutique 🙂 (parole de névrosée)